Il a fallu des années pour esquisser les contours de sa silhouette avec un fusain. Les traits n'auraient pas pu être plus précis, mais alors que le peintre sans visage ajoute de temps en temps quelques touches de couleur, le portrait change et ne se reconnaît plus. Pourtant, il avait commencé à s'aimer, mais il appréciait aussi les couleurs : un peu de rose pâle, de jaune, de rouge et de vert pour les yeux... Il n'arrive pas à comprendre comment aimer les deux à la fois : tout le compose mais cette partie de lui-même lui est encore inconnue.
Il tente de concilier les deux : on peut changer tout en restant soi. Evidemment, rien ne change du jour au lendemain, il y a toujours quelque chose pour rappeler l'ancienne essence. Il se pose donc des questions et essaie de savoir qui il est vraiment. Mais il ne se voit que par le peintre : les regards des autres le laissent indifférent et il ne comprend pas qu'ils puissent l'adorer.
Cependant, il y a ce regard qui a attiré son attention, celui qui lui donne envie de se connaître au mieux afin de pouvoir partager aux mieux des sentiments. Quand on n'est encore inachevé, il est dur d'y arriver, mais toujours est-il qu'il commençait au moins à se voir comme il était. Au moins un peu.
Il y avait donc ce regard qui compte tellement mais qui n'est pas concentré uniquement sur lui. Il y a d'autres portraits, plus avancés, d'autres, moins complets... Et l'un d'entre eux attire plus ce regard tant aimé que les autres, bien que les autres attirent eux-même plus ce fameux regard que notre portrait coloré par touches discrètes.
Il essaie donc de se contenter de ces quelques vagues coups d'oeil, tout en sachant que vague, c'est mieux qu'inexistant. Commence le ressassement amoureux, les couleurs qui viennent aux joues avant même que la peinture ne touche le pinceau...
Il analyse donc ce regard : pourquoi le cherche-t-il autant ? Et la réponse ne se fait point prier. Il est tout simple de constater qu'il est extraordinaire : critique, drôle, tendre, chaleureux, parfois méchant afin de mieux aider... Il est complexe et très recherché, en fin de compte. Il paraît tellement plein de reflets colorés que notre portrait a l'impression qu'il ne le saisira jamais tout à fait. Mais il aimerait bien, et il a d'ailleurs oublié l'image qu'on lui renvoyait de lui afin de réussir à exister pour ces yeux-là.
Il a réussi à faire comprendre à ce regard tout le bien qu'il pensait de lui et tout l'amour qu'il lui portait, tout simplement, au détour d'un jour...
Peine perdue, mais le portrait sait qu'il peut encore changer, il peut encore attirer des regardes, surtout celui-ci et qu'un jour, oui un jour peut-être, il pourra sentir ce regard posé sur lui, en train de le chercher. Il ne sera alors plus question de tendresse amicale. Et si jamais ce jour ne vient jamais, alors il pourra toujours en rêver.